
Dix ans de prison. C’est la peine infligée à Mohamed, un jeune de Kindia, pour le vol de téléphones. Il n’était ni armé, ni violent. Il n’a tué personne. Il n’a pas détourné de marché public, vidé de compte bancaire, ni signé de contrat truqué. Il a volé des téléphones. C’est tout.
Dix ans pour un affamé. Dix ans pour avoir tenté de survivre. Pendant ce temps, à la Cour de répression des infractions économiques et financières, les dossiers de détournement de fonds publics s’entassent. Sans procès. Sans verdict. Sans explication. Des hauts responsables accusés d’avoir volé des millions écopent de quatre ans… parfois moins. Souvent, ils s’en sortent avec un simple avertissement. Comme si piller l’État était moins grave que voler pour manger.
À la Banque centrale, des tonnes d’or se sont volatilisées. Disparues. Littéralement. Des auditions sont menées, des noms circulent, des gardes à vue sont évoquées… puis plus rien. Silence radio. Pas d’inculpation. Pas de procès. Pas de condamnation. L’affaire est enterrée, lentement, méthodiquement. Comme si ces lingots s’étaient dissous dans l’air vicié de l’impunité.
Pire encore : des enregistrements audios fuitent. Ils impliquent des figures de premier plan. Aucune mise en examen sérieuse. À la place, on limoge discrètement une vice-présidente. Une femme. Peule. Dans un pays où tout est filtré par le prisme ethnique, c’est plus pratique. Plus stratégique.
Pendant que les puissants se lavent les mains dans l’or disparu, la justice écrase les Mohamed. Ce jeune de Kindia n’avait ni cousin au ministère, ni avocat célèbre. Il avait la rue, la faim, et un téléphone volé. Et pour cela, on lui colle dix ans. S’il avait eu les moyens de s’offrir un ténor du barreau comme Maître Yomba, aurait-il pris aussi lourd ? Sans doute pas. Mais avec de tels moyens, il n’aurait jamais eu à voler. Alors on le sacrifie. Pour l’exemple. Pour faire croire que la loi est vivante. Pour endormir une société qu’on pense encore docile.
À Conakry, une citoyenne française arrêtée avec 2,5 kg de cocaïne a été libérée après trois mois. Trafic international. Affaire sensible. Exfiltration discrète, facilitée par des mains haut placées. Elle a quitté le pays comme on quitte une suite d’hôtel. Sans conséquences. Sans justice. Car ce n’est un secret pour personne : certains passeports annulent les lois.
Contraste ? Non. Claque. Insulte à l’intelligence. Blessure à la dignité nationale. Ici, la justice n’est plus l’arbitre. Elle est l’instrument. Elle ajuste ses sentences au carnet d’adresses, au passeport, au compte bancaire. Elle n’applique pas la loi : elle l’interprète au gré des intérêts.
Dans ce pays, ce n’est pas le crime qui est jugé. C’est le statut social de celui qui l’a commis. Le pauvre est puni. Le riche est protégé. Le voleur de téléphone est crucifié. Le voleur d’État est félicité. Le criminel de masse est gracié. La justice est devenue un théâtre tragique. Une mascarade judiciaire qui piétine la loi et humilie le peuple.
Le véritable crime de Mohamed, ce n’est pas le vol. C’est sa pauvreté. C’est d’être né du mauvais côté de la République. D’appartenir à cette majorité invisible qu’on punit pour rassurer l’élite. Pendant ce temps, ceux qui volent les milliards destinés à la santé, à l’éducation, à l’eau potable, vivent dans des villas climatisées, paradent sur les réseaux sociaux, se parent de titres honorifiques.
Et comble du cynisme : ces mêmes prédateurs financent des mosquées, offrent des billets pour La Mecque, distribuent du riz en période de Ramadan. Avec l’argent volé, ils achètent bénédiction, respectabilité, reconnaissance. La foi devient un alibi. Un savon spirituel pour blanchir le vol.
On nous demande d’avoir confiance. Mais comment croire en une justice qui regarde la taille du portefeuille avant d’ouvrir le Code pénal ? Comment croire en une lutte contre la corruption quand ceux qui pillent défilent dans les salons officiels ? Quand les faussaires sont décorés ? Quand le pèlerinage devient une amnistie religieuse ?
Le jeune homme de Kindia a commis un délit, oui. Mais ce qu’il a volé, c’est un objet. Ce que d’autres volent, c’est l’avenir d’un peuple. Et ce contraste suffit à comprendre que la justice, ici, n’est pas une balance. C’est un poids. Et il penche toujours du même côté.
Nos prisons débordent de misérables, de petits délinquants, de pauvres oubliés. Pendant ce temps, les grands délinquants économiques tiennent les rênes du pouvoir, sponsorisent les campagnes, dictent les lois, négocient des peines ridicules.
Chaque jour, la fracture s’élargit. Chaque jour, le peuple observe. Chaque jour, la colère monte. Ce n’est plus une justice aveugle. C’est une justice qui ferme les yeux. Délibérément. Cyniquement. Politiquement.
Mais à force de trahir, la justice perd sa légitimité. Et quand elle n’inspire plus confiance, le peuple finit par se faire justice lui-même. Alors les institutions vacillent. Et les fondations de la République s’effondrent.
On nous avait promis une justice impartiale, inflexible. Une justice-boussole. Aujourd’hui, elle ne tremble pas : elle s’incline. Elle se tait. Elle s’efface. Nous ne demandons pas l’impossible. Nous réclamons simplement l’équité. Une justice qui ne juge pas les personnes, mais les faits. Une justice qui considère que voler par nécessité ne vaut pas plus de mépris que voler par cupidité.
Une justice droite. Pour tous.
Non, la misère n’est pas un crime. Mais la corruption, elle, l’est. Elle tue. Elle saigne l’avenir. Elle vole aux enfants leurs droits les plus élémentaires. Elle assassine les rêves dans l’ombre des palais dorés.
La justice peut encore se redresser. Mais elle doit choisir : servir le droit… ou trahir le peuple.
La justice trahie aujourd’hui peut être restaurée demain.Elle ne se redressera pas toute seule, ni dans les palais.Elle renaîtra des luttes, des revendications, des espoirs des citoyens qui refusent la fatalité. Que chaque voix, chaque action compte. Pour que Mohamed ne soit plus un martyr, mais le signal d’un changement profond. Il y a une justice plus haute que celle des hommes : celle de la mémoire des peuples. Elle ne pardonne ni les téléphones volés à la misère, ni les nations volées à l’avenir.
Tôt ou tard, les peuples se réveillent. Et ce jour-là, aucun passeport, aucune prière, aucune Kaaba n’absoudra ceux qui ont trahi.
Ousmane Boh KABA