Infrastructures, ressources naturelles, sécurité : comment la Turquie titille la Chine en Afrique (rapport)
Contrats sécuritaires, ventes d’armes, exploitation des ressources naturelles ou encore projets d’infrastructures… Le continent est au cœur d’une compétition peu médiatisée entre Pékin et Ankara. Décryptage des aspects et des enjeux des rivalités croissantes entre les deux puissances.
Alors que la lutte que se livrent les États-Unis et la Chine en Afrique cristallise toutes les attentions, la Turquie joue plus discrètement des coudes avec le géant asiatique sur le continent dans des domaines aussi variés que la construction des infrastructures, l’extraction des ressources naturelles, les équipements militaires et les accords sécuritaires, souligne un rapport publié le 19 décembre 2024 par l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
Intitulé « Présences et rivalités sino-turques sur le continent africain », le rapport indique que la Chine et la Turquie profitent de la volonté de nombreux pays africains de s’affranchir du monopole politique, économique et commercial dont les acteurs occidentaux ont pu bénéficier par le passé. Les deux pays, qui jouent sur le registre anticolonialiste, peuvent cependant voir leurs discours et leurs intérêts entrer en conflit ou être mis en concurrence par les dirigeants ou les populations africaines.
Dans le domaine du Soft Power, les deux puissances mobilisent la mémoire d’une impérialité douce et ancienne sur le continent africain, qu’ils présentent comme étant nettement distincte de la colonisation occidentale. Qu’importe que l’expédition de l’explorateur maritime chinois Zheng He en Afrique fût hautement militarisée et que l’Empire ottoman ait été impliqué lui aussi dans la traite des esclaves africains, ces narratifs sont mis au service d’une compétition pour défendre la « voix de l’Afrique » et sa représentation au niveau multilatéral. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan n’hésite pas cependant à contester ce rôle à la Chine, pour porter une « troisième voie » valorisant l’entreprise individuelle et le conservatisme, entre le libéralisme progressiste occidental et le modèle chinois du développement contrôlé par l’État, avec une insistance particulière auprès des populations musulmanes et des 26 États africains membres de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Ce positionnement a notamment permis à la Turquie d’être élue membre non permanent du Conseil de Sécurité en 2008 grâce au vote de 51 États africains, mandat au cours duquel elle dénonça d’ailleurs « un quasi-génocide » mené par la Chine contre les musulmans du Xinjiang.
La rénovation du patrimoine ottoman ou la présence de médias turcs en Afrique sont aussi des atouts dans cette guerre de l’opinion publique. Le journal turc TRT publie des contenus en 41 langues, dont le swahili, le portugais, le haoussa et le français, tandis qu’Anadolu Agency publie dans 13 langues, dont le français, à l’intention du public africain francophone.
La Chine a, quant à elle, déployé des moyens considérables dans le domaine, à travers ses médias d’État Xinhua et CGTN ou les autorisations accordées au média privé StarTimes. Xinhua, qui possède d’importants bureaux à Nairobi, fait appel à des collaborateurs africains afin d’affiner ses narratifs et les adapter aux cultures locales, tandis que plus de 1000 journalistes africains ont participé à des programmes de formation en Chine depuis 2014.
Plusieurs contrats de BTP remportés au nez des Chinois
Sur le terrain économique, le secteur du BTP constitue le premier champ de rivalité entre les deux puissances émergentes. Le groupe turc Summa a par exemple obtenu et mené à bien de nombreux marchés publics notamment dans le secteur de la construction somptuaire, en réalisant des stades, des hôtels ou des centres commerciaux, au Rwanda, au Sénégal ou en Guinée équatoriale. Ce groupe s’est imposé face à des concurrents chinois pour des projets prestigieux, comme le Parlement de Guinée équatoriale, des centres de convention au Rwanda et des centres commerciaux en Ethiopie. Summa et d’autres grands groupes turcs tels que Albayrak, Limak TAV, ou Yapı Merkezi, obtiennent également des marchés publics assurant à ces entreprises la construction et la gestion d’infrastructures stratégiques, telles que des routes, des chemins de fer, des ports et des aéroports, et en plusieurs occurrences, au détriment d’entreprises d’État chinoises. Le cas le plus médiatisé est l’attribution par l’Ouganda à Yapı Merkezi de la construction du tronçon de chemin de fer Malaba-Kampala, après avoir initialement confié le projet à China Harbour Engineering Company, laquelle n’avait pas honoré son engagement. Entre 2017 et 2021, Yapı Merkezi avait déjà damé le pion aux géants de la construction chinoise CRCC et CCECC en Tanzanie, en remportant successivement les contrats de construction de quatre tronçons de la ligne Dar es-Salaam-Mwanza, après un succès analogue en Ethiopie.
L’opérateur portuaire turc Albayrak, déjà gestionnaire du port de Mogadiscio (Somalie), a étendu ses activités en Afrique de l’Ouest au détriment de China Harbour Engineering, après avoir obtenu en 2018 le contrat pour l’extension du port de Conakry.
Dans la plupart de ces cas, l’aversion croissante de l’empire du Milieu pour la prise de risques converge souvent avec la volonté des partenaires africains de limiter leur niveau d’endettement envers la Chine. Mais la qualité du travail turc est également jugée supérieure à celle de leurs concurrents chinois, à coût équivalent, et les premiers font en outre appel à la main-d’œuvre locale.
Le rapport indique d’autre part que les entreprises turques s’engagent également de plus en plus dans le secteur de l’exploitation des ressources naturelles. Des groupes tels que Lydia Madencilik ou Miller Holding exploitent l’or et le cuivre en RDC, tandis qu’Avesoro, filiale du groupe MAPA, contrôle l’important gisement aurifère de Youga, au Burkina Faso, depuis 2017.
Au Niger, le ministre de l’Énergie turc Alparslan Bayraktar a signé au mois de juillet dernier un accord en vue d’accroître la prospection pétrolière et gazière par des entreprises turques, suivi en octobre d’un autre protocole visant à étendre la « coopération dans le domaine minier à de nouvelles dimensions ». Celui-ci pourrait porter sur l’extraction de l’uranium du pays. Les deux géants chinois de l’énergie CNPC pour le pétrole et CNNC pour l’uranium, qui revendiquent plus de 6 milliards de dollars d’investissements cumulés au Niger, pourraient pâtir de cette concurrence turque.
Des drones de combat et des blindés très prisés
Dans le domaine sécuritaire, la forte demande exercée par les États africains, et en particulier sahéliens, converge avec le besoin de stabilité et de protection des intérêts étrangers dans ces pays.
Pour ce qui est des exportations des armes, c’est la Chine qui s’impose, sans ambiguïté, avec une part de 19 % du total des armes vendues en Afrique subsaharienne. Mais la valeur des exportations d’armes turques vers le continent a augmenté de manière spectaculaire ces dernières années, passant de 82 en 2020 à 460 millions de dollars en 2021. De nombreux pays, dont le Niger, le Tchad, l’Ethiopie et le Burkina Faso, ont déjà acheté les redoutables drones de combat Bayraktar TB2, alors que les blindés Cobras d’Otokar ou les Hızır de Katmerciler sont très demandés sur le continent.
A la suite d’une récente vague de coups d’État militaires, les anciennes colonies françaises sont par ailleurs devenues l’objet d’une véritable course aux contrats de défense entre entreprises chinoises et turques. Le chinois Norinco a ainsi ouvert un bureau au Sénégal en août 2023, tandis que la société militaire privée turque SADAT, déjà présente selon son dirigeant dans « une dizaine d’États africains de l’OCI » recruterait des agents francophones pour s’imposer en Afrique de l’Ouest à partir de 2025. Bien qu’elles revendiquent un autre modèle, SADAT et sa compatriote EKOL peuvent tirer parti des récents revers essuyés par Wagner/Africa Corps face aux Touaregs du Mali, tandis que les entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD) chinoises, telles que DeWe ou COSG, historiquement plus implantées en Afrique de l’Est, suivent à présent les intérêts chinois sur l’ensemble du continent.
Think tank français spécialisé sur les questions géopolitiques et stratégiques, l’IRIS note aussi que la position d’Ankara semble de plus en plus solide en Libye, accès vers le Niger et les autres pays du Sahel. D’autant plus que les deux factions rivales libyennes (l’Armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar et le Gouvernement d’union nationale) ont signé, en octobre dernier, un protocole d’accord posant les bases d’une réconciliation nationale, à la suite d’une médiation turque.
En ce qui concerne les implantations militaires en Afrique, Ankara est bien partie pour devancer Pékin qui ne possède qu’une base navale sur le continent, à Djibouti. Outre sa base militaire installée en 2017 à Mogadiscio, la Turquie a conclu récemment des accords avec la Somalie autorisant la marine turque à déployer des navires de guerre dans les eaux territoriales somaliennes. Le Soudan lui a également concédé pour 99 ans l’île Suakin en mer Rouge pour qu’elle y installe une base militaire.
Globalement, la Turquie dispose d’un atout singulier dans son offensive multidimensionnelle en Afrique, en l’occurrence sa capacité à jouer sur la fibre de la fraternité musulmane, qui semble encore trouver un large écho sur le continent.